Le pont de la rivière Kibali, extrait roman: à la poursuite des bracos

Le pont de la rivière Kibali, extrait roman: à la poursuite des bracos

Le pont de la rivière Kibali, extrait roman: à la poursuite des bracos

Avec l’ac­cord de mon édi­teur, voici un petit extrait de mon dernier roman (Le pont de la riv­ière Kibali):

La chas­se aux bra­con­niers est dans nos com­pé­tences. Cet exer­ci­ce est peu prisé des chas­seurs ordi­naires, car périlleux. En effet, ce gibier n’est pas sans défense, sa traque com­porte des dan­gers. En France, les chas­seurs peu­vent assou­vir leurs bas instincts en tuant des ani­maux sans défense, ils seraient moins nom­breux si le gibier était à armes égales. Mais a‑t-on déjà vu un lapin avec un fusil ?

Nous prenons la piste à bord de 4x4 Toy­ota pour rejoin­dre les gardes du parc sta­tion­nés en pleine brousse. Tous ensem­ble, nous allons cra­pahuter et ratiss­er une zone où existe une forte prob­a­bil­ité de décel­er la présence de bra­con­niers. Nous roulons plein nord, en direc­tion de l’Ougan­da sur une piste qui, comme toutes les pistes, est défon­cée. Il est recom­mandé d’a­grip­per avec con­vic­tion les ridelles pour ne pas être éjec­té et garder une chance de voir le prochain lever de soleil. Si nous n’é­tions pas sur le pied de guerre, cette balade pour­rait s’ap­par­enter à un safari.

Par asso­ci­a­tion d’idées, me vient à l’e­sprit le titre d’une chan­son mil­i­taire alle­mande du temps des colonies impéri­ales en Afrique avant 1914, “Heia Safari”. C’est devenu par la suite le cri de ral­liement de l’Africako­rps durant la sec­onde guerre mon­di­ale. Il est vrai que le fait de com­par­er l’épopée du maréchal Rom­mel avec notre périple touris­tique fait mon­tre d’une imag­i­na­tion débordante.

Mais n’ou­blions pas les raisons de notre présence dans le parc de la Garam­ba où nous obser­vons une halte pour soulager nos vessies. Nous allions réin­té­gr­er nos véhicules lorsque déboule un cou­ple d’éléphants pourvu d’un jeune. Observ­er ces ani­maux mag­nifiques en pleine nature est un moment de grâce, mal­heureuse­ment écourté par une femelle iras­ci­ble. Sans doute effrayée par notre présence qui manque de dis­cré­tion, elle nous charge, favorisant ain­si la fuite de son con­joint et de leur progéni­ture. Je regarde cet ani­mal splen­dide avec une curiosité mât­inée d’ap­préhen­sion. Cette besti­ole d’un poids respectable qui charge trompe lev­ée, les oreilles amenées sur l’a­vant en lançant un bar­risse­ment sonore, a tous les atouts pour impres­sion­ner les plus téméraires. J’ai lu, par le passé, qu’un éléphant sus­cep­ti­ble, ne tolérant pas que l’on croise son chemin, exprime son mécon­tente­ment par une charge d’in­tim­i­da­tion, puis, il effectue un demi-tour dédaigneux ; il peut réitér­er sa charge si son intim­i­da­tion n’a pas rem­pli son office. Bien. Moi, je con­nais le dénoue­ment ordi­naire de ce face-à-face. Mais l’éléphant qui nous cherche noise le sait-il lui ? Osten­si­ble­ment, le canon de nos armes s’est relevé, nous sommes décidés à ouvrir les hos­til­ités si, par mal­heur, ce pachy­derme ignore les usages. Heureuse­ment, celui-ci se plie à la cou­tume et, majestueuse­ment, rejoint ses congénères.

Rassérénés par une heureuse con­clu­sion, nous reprenons la piste. Mal­gré les cahots occa­sion­nés par le déplorable état du réseau routi­er local, je con­tem­ple cette savane arbus­tive avec émer­veille­ment. Mon regard s’at­tarde sur des ani­maux que seuls les parcs ani­maliers pos­sè­dent. Des buf­fles broutent pais­i­ble­ment sans se préoc­cu­per de notre pas­sage. Des singes tra­versent la piste avec la légèreté car­ac­téris­tique de leur race. De grandes demoi­selles déam­bu­lent avec non­cha­lance, ces girafes au cou démesuré sont l’élé­gance même, elles vont l’am­ble avec dis­tinc­tion et offrent un spec­ta­cle inou­bli­able. Ce qui est dom­mage, c’est que je n’ai pas d’ap­pareil pho­to pour immor­talis­er la scène, son voisi­nage avec ma kalach serait inap­pro­prié et me dis­crédit­erait aux yeux de mes cama­rades. Je dois cul­tiv­er l’im­age d’un pro et non d’un touriste irre­spon­s­able. Il existe bien des pho­tographes mil­i­taires, mais ceux-ci sont adoubés par les autorités, ce qui n’est pas mon cas.

Nous stop­pons en pleine brousse. Ce lieu n’est pas choisi au hasard, les pis­teurs con­nais­sent le ter­rain de jeux des bra­con­niers et nous avons toute con­fi­ance dans le flair de nos éclaireurs. Nous met­tons donc pied à terre pour nous insér­er dans la file qui s’est constituée.

Nous pro­gres­sons avec une rapid­ité qui m’indis­pose, en effet, j’ai un souci d’ac­cli­mata­tion à cette chaleur étouf­fante qui règne dans cette plaine aride. Je suis au milieu de la file et avance en silence, la tête basse, lorsque je marche dans une petite mare que la piste tra­verse. Lev­ant la tête, j’as­siste stupé­fait au com­porte­ment dés­in­volte des autochtones. Chaque marcheur prof­ite de son pas­sage dans celle-ci pour emplir son bidon ou son quart. Cette dés­in­vol­ture avec l’hy­giène la plus élé­men­taire me sur­prend et je me garde bien d’imiter ce mépris des microbes qui sont, sans aucun doute, quelques mil­lions à bat­i­fol­er dans cette poche d’eau peu ragoûtante.

La chaleur m’in­com­mode, la végé­ta­tion qui m’en­toure ne peut soulager ma gêne car nous tra­ver­sons des herbes à éléphants aug­men­tant la moi­teur du lieu. Pour le com­mun des mor­tels néo­phyte en l’é­tude des herbacées, il est dif­fi­cile d’imag­in­er la hau­teur de cette herbe, bien au-dessus de notre tête ain­si que la dif­fi­culté à respir­er causée par l’ab­sence d’oxygène. C’est une prison végé­tale qui donne l’im­pres­sion de ne pas avoir d’is­sue. Je peste con­tre la légèreté de mon chef qui ne tient aucune­ment compte du fait de mon pas­sage du froid de jan­vi­er en France à la chaleur trop­i­cale rég­nant dans cette por­tion du globe.

Je serre les dents et adapte mon allure à la vitesse de marche du gus qui me précède. Retrou­ver son chemin, dans cette végé­ta­tion où la moin­dre pousse her­beuse mesure deux mètres, demande une con­nais­sance des lieux qui me fait défaut. Mes poumons sont brûlants, la sen­sa­tion d’é­touf­fer provoque une angoisse qui n’a pas lieu d’être car, inévitable­ment, j’émerg­erai de ce tun­nel végé­tal avant l’as­phyx­ie. Enfin c’est probable.

Je sue abon­dam­ment, mes vête­ments col­lent à la peau, ma langue s’é­pais­sit, ma soif est dévo­rante et je suis obsédé par ce dédale her­beux qui sem­ble ne pas avoir d’is­sue. “Sauvé, enfin une éclair­cie !”, pen­sé-je. Les grandes herbes se font plus rares et notre vision s’élar­git. Nous émer­geons à l’air libre et la savane qui se dore au soleil s’of­fre à mon regard.

Mon soulage­ment est de courte durée car nous pro­gres­sons, main­tenant, en for­ma­tion de ratis­sage. La cadence de marche est mod­érée pour per­me­t­tre à nos sens d’être en éveil. Gar­dons à l’e­sprit les raisons de notre présence, nous traquons des bra­con­niers. Avec les mortiers, nous sommes en arrière. Cette posi­tion en retrait est due au poids de notre matériel qui nous impose une allure plus lente.

Voilà une heure que nous avançons sous la sur­veil­lance d’un gar­di­en impi­toy­able. Ce soleil est un tor­tion­naire sans pitié qui ne nous lâche pas d’un pas. Une halte est décrétée, elle est accueil­lie avec sat­is­fac­tion par tous les marcheurs. Instant béni où l’on pose son cul sur le sol pour déten­dre nos mus­cles endo­loris. Et d’au­tant plus béni que l’on avale avec un plaisir indi­ci­ble le con­tenu de son bidon. L’eau dégustée, avec un petit claque­ment de langue, est pour­tant bouil­lante. Elle con­viendrait sans con­teste à la con­fec­tion d’un thé. Mal­gré cette tem­péra­ture exces­sive, s’humecter la glotte est à class­er en bonne posi­tion dans les petits plaisirs de la vie.

Tout a une fin, même les bonnes choses. La pause est déjà du domaine du passé, nous reprenons la chas­se à l’homme dans les mêmes con­di­tions cli­ma­tiques. Mon sac pèse le poids d’un âne mort, afin d’al­léger ma charge, je glisse mes deux pouces sous les bretelles. Cela me soulage tem­po­raire­ment et m’au­torise à rêver, des baigneuses qui bronzent au soleil de France occu­pent mon esprit. Quelle idée saugrenue de vouloir noir­cir son épi­derme, alors que nos cama­rades africains évi­tent de s’ex­pos­er au soleil. N’é­tant pas, à l’in­star des anciens égyp­tiens, ado­ra­teurs de l’as­tre étince­lant, ils recherchent surtout l’om­bre pour éviter le coup de soleil.

Ma forme physique laisse à désir­er. Mon organ­isme réclame à cor et à cri, si tant est qu’un corps puisse crier, la fin de cet exer­ci­ce stérile. En effet, nous sommes Gros-Jean comme devant car le but de l’opéra­tion n’est pas atteint. Les bra­con­niers — nous les appelons bra­cos entre nous — ne sont pas au rendez-vous.

Mon vœu, non exprimé ver­bale­ment, est exaucé. L’or­dre de stop­per cette vaine pour­suite est don­né à ma grande sat­is­fac­tion. La béat­i­tude que je ressens est mal­heureuse­ment de courte durée car un cri résonne. Les bra­cos sont devant. Bran­le-bas de com­bat, telle une machine bien huilée, les gardes épaulés par les instruc­teurs et notre groupe morti­er sont en ordre de bataille, les rafales d’armes automa­tiques claque­nt, le stac­ca­to recon­naiss­able de la MG42 rompt le silence qui favori­sait l’in­do­lence de la savane endormie.

Je par­ticipe avec ent­hou­si­asme, à ce moment fes­tif. Je vais met­tre en pra­tique mes récentes con­nais­sances des mortiers. Grâce à la péd­a­gogie éclairée dis­pen­sée par Edgar, je suis au point. Je ne con­nais ce garçon que depuis peu, mais il émane de sa part, une sérénité com­mu­nica­tive et surtout, on ressent que l’on a affaire à un pro. Nous met­tons en bat­terie nos mortiers de soix­ante et, sous les ordres éclairés de mon chef Edgar, nous four­bis­sons nos pélots avec une ardeur et une vitesse qu’au­cun spé­cial­iste ne pour­rait réprou­ver. Ce déluge de feu s’a­paise aus­si rapi­de­ment qu’il a débuté. Des déto­na­tions claque­nt dans le loin­tain par inter­mit­tence. C’est prob­a­ble­ment dû à l’in­sat­is­fac­tion des éclaireurs de pointe, frus­trés du beau com­bat qu’ils espéraient. Les bra­con­niers ne sont pas à la hau­teur de leur répu­ta­tion, ils ont pris la fuite sans deman­der leur reste et sont hors de portée.

De fait, sans être enreg­istrés à la cham­bre de com­merce locale ni à la cham­bre des métiers, ces indi­vidus sans scrupules exer­cent une activ­ité illé­gale. Ce mépris des lois doit être châtié avec la sévérité qui s’im­pose ! J’e­spère que ce matraquage d’aci­er leur servi­ra de leçon et qu’ils cesseront cette activ­ité délictueuse … au moins pour quelques jours. L’op­ti­misme que je ressens n’est pas fondé sur un argu­men­taire irréfutable mais il est ancré en moi depuis tou­jours. Mal­gré cer­tains déboires qui vont venir démon­tr­er l’ab­sur­dité de cette con­vic­tion, je reste un indécrot­table opti­miste. Mais quand le sort s’en mêle !

Les bra­con­niers, util­isant une méth­ode ayant fait ses preuves, revi­en­nent sur le devant de la scène. Pra­ti­quant, à l’im­i­ta­tion des pièces du Théâtre de boule­vard, la fausse sor­tie, ils sig­na­lent leur retour par une débauche de tirs. Ne désir­ant pas être en reste, nos voltigeurs de pointe ren­dent coup pour coup. Le com­bat est con­fus. Des cris étouf­fés et des hurlements s’en­ten­dent, par instant cou­verts par les rafales d’armes automa­tiques. La pous­sière dégagée par les mou­ve­ments des com­bat­tants masque la vue de notre adver­saire. De fait, la prox­im­ité de nos troupes nous inter­dit de met­tre en bran­le nos mortiers. D’un rapi­de con­cil­i­ab­ule avec Edgar, il ressort que nous devons avancer sans les mortiers afin d’é­pauler nos camarades.

En quelques bonds, nous sommes à portée de tir mais nous sommes sur­pris par l’ir­rup­tion de deux indi­vidus qui émer­gent des hautes herbes. Ces deux auda­cieux lâchent une courte rafale qui nous frôle les mous­tach­es. Leur action est cepen­dant de courte durée. Ils sont cueil­lis par un grand escogriffe du nom de d’An­nun­zio. Il lâche deux rafales, coup sur coup, et stoppe pour l’é­ter­nité, la folle témérité des deux bra­cos. Nous allons aux résul­tats. Un sim­ple coup d’œil suf­fit pour con­stater que l’un des deux va con­solid­er la courbe de la mor­tal­ité Africaine. En ce qui con­cerne le sec­ond, nous sommes navrés pour lui mais, du fait de l’é­ten­due des dégâts, il rend son dernier soupir avant que nous puis­sions soulager ses souf­frances. Son torse est con­stel­lé d’im­pacts de balles. Il va cer­taine­ment, comme son cama­rade, ali­menter les sta­tis­tiques rel­a­tives aux caus­es de mor­tal­ité pré­maturée, si nom­breuses dans ces contrées.

Le silence qui s’en­suit est le signe évi­dent de l’ab­sence d’ad­ver­saire. Les éclaireurs, req­uis pour la besogne de recherche d’indices relat­ifs au repli des bra­cos, revi­en­nent et con­fir­ment le retrait défini­tif de ceux-ci.

Par char­ité chré­ti­enne, nous dis­simu­lons les deux cadavres sous un tumu­lus con­sti­tué de terre et de cail­loux. Nous sommes con­scients que cette ébauche de pierre tombale ne résis­tera pas longtemps aux charog­nards à la recherche de nour­ri­t­ure. Mais nous avons sac­ri­fié à l’usage qui pré­vaut en la matière. Ne pas laiss­er de dépouilles mortelles sans défense face aux crocs des ani­maux. Nous plions bagages avec le sen­ti­ment du devoir accom­pli. Seule trace du pas­sage des bra­cos, une large flaque de sang qui se fau­file dans le sable pour s’y engloutir à jamais.”

Voilà, si cela vous dit, le reste du roman est un mélange d’aven­tures africaines, de réc­its de guerre, d’in­trigues, à la fois amoureuses et poli­tiques, sur fond d’en­quête, mêlant passé et présent, le tout se pas­sant près de la riv­ière Kibali, dans l’ex-Zaïre. Le con­texte est bien celui de l’époque, avec les améri­cains et les français à la manoeu­vre, et le reste est romancé.

 

 

Mes précé­dents arti­cles sur le pont de Kibali, avant l’écri­t­ure de ce roman: 1, 2 et 3.
Le présen­ta­tion du livre, inter­view pod­cast: cliquez ici.

 

 

 

 

Category : Mes livres

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